Igor vient de me souhaiter bonne nuit. Je suis dans le train en direction de Mourmansk. Igor doit avoir 8 ou 9 ans. Il voyage avec sa grand-mère jusqu'au terminus dans l'espace d'à côté. Et il n'a pas sa langue dans sa poche. Il a saisi l'occasion de venir me parler alors que j'engageais la conversation avec Baba Nina. "Vous êtes américaine ?" Mon accent le fait rire et il me fait la leçon de prononciation et de vocabulaire. "chtanga, vous connaissez ce mot? Et groucha ?" Et lui de dessiner ces mots sur mon carnet. Cela amuse tous les voisins : la dame du dessus qui redescend pour participer à la conversation, Baba Nina, le trentenaire introverti d'à côté qui fini par lever le nez de son téléphone. Ce dernier me fait penser à Josh, l'australien que j'ai rencontré lors de mon précédent voyage et avec qui j'ai gardé contact. Il était sceptique lorsque je lui racontais à quel point j'avais aimé mon voyage dans le transsibérien pour les échanges entre passagers à la fois très simples et humainement très riches. Il y a un mois, il est allé de Moscou à Iaroslav en train espérant pouvoir lui-même en faire l'expérience. Il avait été déçu de ne pas retrouver la convivialité tant louée. Il y avait trouvé des passagers silencieux et faisant la tête. Effectivement il faut certainement un élément déclencheur pour que les adultes se reconnectent avec leur vraie nature et acceptent de s'ouvrir aux autres. Les enfants aident beaucoup pour cela, c'est vrai.
Aujourd'hui, ça a commencé lorsque je suis allée parler avec Baba Nina. Je lance la conversation pour l'entendre aussitôt dire, avec le sourire, qu'elle est un peu sourde... Évidemment, ce serait trop simple... Je lui explique tant bien que mal que je veux la photographier. Elle a 86 ans et a déjà été photographiée de nombreuses fois dans toute sa vie... Donc non, ça ne la dérange pas. Igor saute sur l'occasion. "Et vous pouvez me photographier moi aussi?" (Au moment où j'écris ces lignes, bien plus tard le soir, j'entends les passagers d'à côté interroger Igor sur ce qu'il a appris de moi. "Elle est photographe? Journaliste?" Ça me fait beaucoup rire...) Igor est donc la 3ème personne à passer sous l'œil de mon objectif aujourd'hui. 
La première, c'était Irina. Ce midi, Nikita m'a emmené déjeuner chez sa maman qui tenait absolument à faire ma connaissance. Irina est professeure de piano et vit seule près du centre de Petrozavodsk. Elle nous a submergée de plats délicieux : une petite salade de crudités à la crème et à l'aneth (par ici, c'est leur herbe préféré que l'on retrouve dans beaucoup de plats), du borchtch, des pommes de terre cuisinées avec des champignons, de la pastèque et du melon ramenés directement de la mer Noire où elle a passé des vacances, du thé et de la confiture... À déguster à la petite cuillère. Le tout fait maison avec les produits de sa datcha. En raccourci, la datcha est une maison de campagne. Mais en réalité, c'est bien plus qu'une simple maison de campagne, c'est tout un concept. Quasiment toutes les familles russes ont une datcha. L'endroit n'est pas vraiment fait pour se reposer. Le plus souvent, les grands-parents s'y installent dès le printemps et mettent en culture toutes les terres exploitables. Les petits-enfants y passent une bonne partie des vacances d'été et tous les membres de la famille s'y retrouvent à la moindre occasion. Là, ils produisent quantités de bocaux et de confitures, de quoi constituer un bon garde-manger pour tout l'hiver. 
Lorsque je complimente Irina sur sa cuisine, elle me répond que c'est normal car c'est préparé avec beaucoup d'amour. Irina me plaît beaucoup. Elle respire la bonne humeur et semble croquer la vie à pleines dents.
Nikita nous quitte car il doit partir travailler. Nous papotons avec Irina dans un mélange de russe et d'anglais. Elle s'est mise à apprendre l'anglais il y a quelques années. C'est un hobby me dit-elle. Alors elle est contente de pouvoir un peu pratiquer. Elle me raconte son "problème" du moment. Elle aime deux hommes qui sont tous les deux fous amoureux d'elle et elle ne sait pas lequel choisir. Elle me raconte le pour et le contre de l'un et de l'autre. L'un des deux lui a laissé jusqu'à la fin de l'année pour se décider. Elle me dit avec beaucoup de légèreté qu'elle ne sait absolument pas lequel elle va choisir et ça la fait beaucoup rire. Je passe un excellent moment en sa compagnie. J'aurais bien aimé le prolonger mais c'est l'heure pour moi de partir. Le train n'attend pas. Ce sera pour une autre fois. Rendez-vous est pris à Paris lorsqu'elle ira rendre visite à sa première fille. Avant de la quitter, Irina m'offre en souvenir de Petrozavodsk et de notre rencontre une tasse. C'est adorable. Il existe un adjectif russe qu'Irina m'a appris aujourd'hui et qui décrit tout à fait cette attitude généreuse et adorable que peuvent avoir les russes. "Laska"
Aller, c'est l'heure de dormir, demain je me réveille à Kandalakcha.